LE MONDE CHANGE ET LES COMORES ?

A l'ère des grands ensembles régionaux et de la globalisation, évoquer la problématique nationale peut sembler être un combat d'arrière-garde, voire un glissement dangereux au regard des dérives qu'ont causé au siècle dernier les théories qui se réclamaient du nationalisme. Aujourd'hui, les résidus des combats nationalistes trouvent peu d'écho dans un monde réticent à tout réflexe de repli.

Il est cependant difficile de faire l'économie d'un tel débat dans le cas des Comores, où l'idée de nation et la conception de l'Etat sont récurrentes dans l'instabilité chronique de cet archipel qui semble ne pas avoir soldé ses comptes avec l'ancienne puissance coloniale. Le différend concernant Mayotte, le sursaut séparatiste de 1997 à Anjouan, dont une partie importante de la population réclamait alors son indépendance et son rattachement à la France et ça jusqu’à date, la "réconciliation" de 2001 qui n'a pas réussi à unifier le pays, dessinent les contours d'un chaos qui pose la question de la survie de l'Etat. Tous les observateurs de cette décolonisation "inachevée" s'accordent à relever l'absence de sens patriotique chez les Comoriens. Le discours né de ce processus de désintégration n'hésite pas à soulever les particularités insulaires pour justifier "l'absence d'unité comorienne" avant celle, administrative, imposée par la colonisation.


Un raccourci un peu rapide qui voudrait faire oublier qu'une nation ne sort pas de nulle part : elle se construit, souvent dans la douleur. Parce que les puissances qui impriment leur vision au "politiquement correct" planétaire ont déjà vu aboutir leur processus de construction nationale, le monde entier semble aujourd'hui raisonner comme si ce type de combat était définitivement dépassé.

 

Relégué au rayon des vieilles idées autrefois respectables... A présent que "le monde est un village", il serait déplacé de s'attarder sur des revendications nationalistes jugées rétrogrades...


L'interprétation actuelle du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" est caractéristique de cet état d'esprit. A quel moment peut-on parler de peuples, et où leurs droits s'arrêtent-ils lorsqu'ils entravent l'affirmation d'une nation ?

Les puissances occidentales ne se sont pas embarrassées de ce genre de questions quand elles jetaient les bases de leur propre existence nationale. Et puisqu'aux Comores on se réfère sans cesse à la France, faut-il rappeler le sentiment d'oppression exprimé jadis -et encore aujourd'hui par quelques militants- par les Bretons, les Basques, les Occitans ou les Corses, à l'endroit de la République ? Il fallait les soumettre pour que la nation française existe.

 

 On peut trouver cela légitime ou illégitime, mais la République a fait fi de leur "droit à disposer d'eux-mêmes", et personne n'a rien trouvé à y redire. Les "spécificités" qui les distinguaient des autres Français étaient pourtant plus marquées que celles qui différencient les Wandzuani des Wangazidja ou les Wamaore des Wawmali, dont on est si prompt à reconnaître les "identités" insulaires...

Il ne s'agit pas là de justifier l'oppression des minorités. Juste de rappeler que ce qui était acceptable voici quelques siècles en d'autres contrées n'est plus accepté aujourd'hui. Le contexte mondial, globalisé à l'extrême dans un ensemble où prime l'économie avant le politique, rend très difficile le processus de construction d'une nation tel qu'il s'est développé il y a plusieurs siècles. La mondialisation et la montée en puissance des institutions internationales sont à double tranchant : elles opposent aux dérives les plus dangereuses quelques garde-fous et le poids d'une opinion mondiale, mais elles appliquent aussi à tous les pays et quel que soit le chemin emprunté, les mêmes normes de pensée politique.

 

 Or le nationalisme ne signifie pas la même chose selon la latitude où l'on se trouve. Sur une terre qui a définitivement construit sa nation et se trouve confrontée au défi de l'ouverture, être nationaliste revient à regarder vers l'arrière, voire à rejeter l'Autre. C'est le cas des mouvements nationalistes européens, dont le plus célèbre est français -il s'agit du Front national. Mais dans un territoire qui ne s'est pas encore parfaitement unifié, déterminé, le nationalisme est, au contraire, une marche vers l'avant.


Les nations qui édictent les règles de bonne conduite dans l'hémisphère sud, ont elles aussi franchi l'étape de construction, avec tout ce que celle-ci comporte de violences physique ou mentale. Assises sur des bases solides, elles sont aujourd'hui capables d'imposer relativement pacifiquement leur existence à l'intérieur de leurs frontières et voudraient que le calme avec lequel elles exercent leur autorité soit partagé partout où s'étend leur influence.

 

 L'exemple des Comores et de leur Constitution adoptée en 2001 est frappant : on voudrait que le pays devienne ce qu'il doit être par la seule application d'un texte qui ne cherche à fâcher personne. Une "réconciliation" sans heurt, aseptisée, sans "dommages collatéraux"... Mais quelque chose cloche.

Et si la nation avait besoin d'en fâcher certains pour être bâtie ? De trancher, de se choisir un idéal au détriment d'un autre ? Et s'il fallait se battre, l'arracher, ou l'imposer par la force pour qu'elle existe aux yeux de tous ? Et si la fragilité de la nation comorienne venait du fait que les Comoriens n'ont jamais rien sacrifié pour l'obtenir ?

Retour aux origines. Pour Damir Ben Ali, auteur d'une réflexion sur les origines du séparatisme à paraître prochainement, "l'Etat est l'instrument et le symbole de l'ensemble de la Nation. Le peuple lui reconnaît le pouvoir de décider pour tous les citoyens, la capacité d'imposer l'observation des lois". Or, rappelle l'ethnologue comorien, "ces prérogatives n'ont jamais été exercées aux Comores par un seul homme, fut-il ntibe / mawana" (1). Malgré une très longue durée (du XVème au XIXème siècle), le régime des mawana n'exerça guère un pouvoir hégémonique.

 

 Le sultan mawana ou ntibe n'était qu'un chef de famille, à la tête d'une fédération des matrilignages. Il assumait le rôle dévolu à son matrilignage, celui d'être le médiateur entre des groupes de parenté". Selon Damir Ben Ali, l'unité des Comores repose sur ce système de matrilignage étendu sur l'ensemble des îles et sur lequel se sont fondées les relations entre elles. Ce "mode traditionnel d'organisation de fonctionnement du yezi est incompatible avec un principe d'organisation bureaucratique centralisée irradiant l'ensemble de l'archipel à partir d'un lieu géographique unique chargé d'assumer les fonctions politiques d'une capitale".

Quelle aurait été l'évolution de ce système sans l'intervention de puissances étrangères ? Difficile de le savoir. Poussés par celles-ci à se faire la guerre, les sultans se sont affaiblis et ont fini par "abdiquer", forcés de rompre le pacte qui les liait à leurs sujets.

 

La France leur a offert en échange de ce renoncement son protectorat, "et signé avec chacun d'eux en tant que chef d'un Etat souverain, des traités et conventions", fait remarquer Damir Ben Ali. Si les 71 ans de protectorat ont permis de dissoudre complètement les structures locales de pouvoir, il a fallu attendre 1957 pour que des institutions autonomes commencent à se mettre en place.

Une indépendance en queue de poisson "libérait" en 1975 les Comores, sans bataille -comme on a pu en voir dans la grande majorité des colonies africaines et asiatiques- et avec moins de quinze années d'expérience administrative dans le cadre du statut d'autonomie interne.

Le seul homme d'Etat comorien qui ait tenté d'affronter le vide creusé par le colonisateur et d'affronter le problème de la nation s'est vu reprocher ses méthodes expéditives.

Ali Soilihi voulait forcer les Comoriens à dépasser les frontières des villages, des îles et des hiérarchies sociales qui freinaient la construction de cette nation. Les sacrifices culturels et personnels que cela demandait ont été trop durs à avaler, ou du moins n'ont pas eu le temps de l'être puisque le président révolutionnaire a été liquidé.

Trente ans après, les mêmes clivages continuent de nous occuper. Si la constitution de 2001, faite pour protéger les "spécificités" et les intérêts insulaires, en est devenue le symbole, le refus des Comoriens de céder quoi que ce soit au profit de l'intérêt national va bien au-delà des textes et des institutions.

L'idée d'un Etat central fort qui obligerait tout le monde à se plier aux exigences du bien commun fait maintenant figure d'épouvantail.

Sans nier les innombrables différences qui font la diversité de l'archipel, il serait temps de nous demander : que sommes-nous prêts à sacrifier pour construire notre nation, c'est-à-dire trouver une manière de vivre et de penser ensemble ? Certes, le temps du nationalisme de repli est dépassé. Mais les Comoriens resteront à l'écart du "village planétaire" tant qu'ils seront incapables de savoir qui ils sont.

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